La mort au Samusocial – Rafaël, coordinateur des équipes mobiles d’aide, témoigne.
24/11/2023
Certains sujets sont plus délicats à aborder que d’autres. Ils transparaissent au fil de nos articles, de nos campagnes de sensibilisation, des témoignages que nous recueillons, mais il est rare que nous les abordions de front. Par crainte de rouvrir chez notre interlocuteur une plaie douloureuse, sans doute. Par pudeur aussi. Par peur de ne pas trouver les mots pour dire les maux. La mort est de ces sujets-là. Et pourtant… Pourtant, la mort fait partie intégrante du quotidien de nos travailleurs·euses, qui se battent chaque jour contre elle. Mort sociale, physique ou idéologique, les personnes sans abri que nous rencontrons la côtoient souvent, de près ou de loin, au cours de leur chemin. En 2022, nous avons appris le décès de 47 personnes qui avaient, un jour, croisé la route du Samusocial. L’année 2023, avec ses 30 décès enregistrés entre les mois de janvier et d’avril, s’annonce encore plus meurtrière. Pour tenter de mieux comprendre les réalités derrière ce funeste constat, nous sommes partis à la rencontre de trois travailleurs·euses : Rafaël, coordinateur de nos équipes mobiles d’aide, Céline, référente psycho-médico-sociale de notre centre pour hommes isolés et Aude, coordinatrice du programme Step Forward, dont la mise en logement constitue la priorité. Tous trois ont accepté de nous livrer leur témoignage, entre émotion et pudeur, crainte et espoir, résignation et détermination.
Pour rejoindre Rafaël, nous prenons la route de notre centre d’hébergement pour hommes isolés. C’est au septième étage de cet imposant bâtiment, qui abrite chaque nuit plus de 250 personnes, que nos équipes mobiles d’aide ont pris leur quartier. Depuis leurs bureaux surplombant Bruxelles, nos “maraudeurs” semblent veiller sur la ville et ses rues empruntées maintes fois, à toute heure du jour et de la nuit. Ces rues, Rafaël les sillonne lui-même depuis 12 ans. Pour distribuer aux sans-abris qu’il rencontre de la nourriture ou des couvertures, les orienter vers l’hôpital ou des centres d’hébergement, mais aussi, et surtout, pour leur prêter une oreille attentive. En 12 ans, Rafaël a rencontré dans la rue des milliers de personnes. Assis face à nous, il pose devant lui un bout de papier sur lequel il a écrit le nom de personnes décédées rencontrées un jour par la maraude. “Mourir directement en rue est un phénomène relativement rare”, entame-t-il. “Beaucoup de décès sont liés à la vie en rue, bien sûr, mais surviennent plutôt à l’hôpital, après une prise en charge dans l’urgence”.
Souvent, Rafaël et ses équipes apprennent la mort d’une personne qu’ils suivent grâce à leur réseau de partenaires. “Quand une association prend connaissance d’un décès, elle avertit le Collectif des Morts de la Rue”. Fondé en 2004, ce Collectif a pour objectif principal de veiller à un adieu digne pour les personnes sans abri. Outre l’organisation d’enterrements et de commémorations individuelles, il assure également un rôle de relais et se charge de transmettre la nouvelle tant aux autres personnes sans abri qu’aux familles, aux proches et aux professionnels du secteur. “C’est essentiellement par ce biais-là qu’on est avertis”, poursuit Rafaël. “S’ils n’ont pas d’information à nous donner, on fait le tour des hôpitaux”.
“Apprendre une nouvelle pareille, c’est toujours difficile. Quand, en une semaine, on apprend deux ou trois décès, c’est dur”, nous confie-t-il encore. “Beaucoup de travailleurs·euses ressentent le besoin d’aller à l’enterrement. C’est une manière d’assurer leur suivi jusqu’au bout, mais aussi de montrer à la famille, quand elle est présente, qu’ils étaient présents aux côtés de la personne tout au long de son parcours de rue. Il arrive parfois que ce soit le décès qui révèle à la famille la situation que vivait leur cousin, leur frère ou leur tante”.
À ce moment de deuil personnel et d’épuisement mental, vécu plus ou moins intensément par chaque travailleur·euse selon son vécu et son expérience, vient parfois s’ajouter une période de remise en question professionnelle. “Quand une personne décède alors qu’on l’a aidée pendant des années, on se demande parfois si l’on n’a pas uniquement prolongé sa souffrance”, explique Rafaël. “Je pense à une personne qui restait sur un même banc été comme hiver, dans un état catatonique, en s’alimentant à peine, sans se mettre à l’abri ni de la pluie ni de la neige. Elle avait des plaies aux pieds, qu’on ne pouvait toucher. On a décidé de lancer une mise en observation – une hospitalisation “contrainte” en collaboration avec la police – pour les personnes qui ne sont plus capables de discernement. Une fois à l’hôpital, la première chose qu’ils ont faite a été d’amputer ses deux pieds, gangrénés. On a ensuite retrouvé la personne en rue, sans avoir été avertis par l’hôpital qu’elle avait pu sortir. On a relancé une mise en observation pour que cette personne soit à l’abri. Au total, on a dû en lancer trois ou quatre, puis elle est décédée”.
Rafaël ponctue ses phrases de longues pauses, tente de trouver les mots justes. “On ne peut s’empêcher de se demander ce qu’on a fait pour cette personne au bout du compte. Elle n’était pas demandeuse d’aide. On a prolongé sa vie, c’est certain, mais était-ce son souhait ?”
Pour échanger sur ces questions épineuses, le Samusocial participe à des tables rondes avec d’autres partenaires du secteur : l’occasion d’échanger des points de vue, parfois contradictoires, sur des cas précis et de rassembler les informations dont chacun dispose. L’année dernière, un constat s’est imposé plus que jamais : la crise sanitaire a laissé derrière elle des stigmates importants en termes de santé mentale. Pour aborder plus qualitativement encore cette question, nos équipes mobiles d’aide se sont dotées en 2023 de quatre psychologues. “Ça ne peut qu’être utile”, nous confie Rafaël. L’an dernier, la maraude a découvert une personne qu’elle suivait depuis longtemps, pendue à un arbre. Un moment de choc qui nous rappelle qu’en rue aussi, il n’est pas rare que se pose la question du suicide. Dans sa forme la plus abrupte, mais également plus implicite. “Je connais des personnes qui boivent, fument et consomment depuis que j’ai commencé à travailler au Samusocial, il y a douze ans. Est-ce que ce n’est pas un suicide, ça aussi ?“, se demande Rafaël.
Nos maraudeurs·euses le savent : ils et elles font un travail dont le taux de réussite est faible. “Il faut parfois se contenter de petites victoires. Je pense à un homme qui enchaînait les cures. Il finissait toujours par replonger, mais au bout du compte, il avait tout de même reposé son corps pendant trois semaines, parfois plus”. Et de poursuivre : “La mort, vous savez, elle est inévitable, on y arrivera tous. C’est avant la mort qu’il y a beaucoup à faire. Moi, la qualité du cercueil, j’en ai rien à cirer”.